Un héritage colonial mal digéré
La question de la nationalité en Côte d’Ivoire est l’un des sujets les plus sensibles de l’histoire politique contemporaine du pays. Elle prend racine dans les ambiguïtés de la législation post-coloniale et dans une construction nationale inachevée, héritée de la période coloniale française. À l’indépendance en 1960, la Côte d’Ivoire s’est retrouvée avec une population composite, comprenant aussi bien des « autochtones » que de nombreux étrangers venus des pays voisins, notamment du Burkina Faso, du Mali, et de la Guinée, attirés par les possibilités économiques offertes par l’économie ivoirienne, en particulier dans le secteur agricole.
La loi sur la nationalité de 1961
La loi de 1961 sur la nationalité ivoirienne prévoyait la possibilité d’acquérir la nationalité par filiation ou par naturalisation. Toutefois, elle introduisait une distinction entre les « Ivoiriens de souche » et les « étrangers », une ligne de fracture qui ne cessera de se creuser au fil des décennies. La complexité des procédures administratives a privé nombre de personnes nées en Côte d’Ivoire ou y ayant vécu depuis des décennies de la possibilité d’être reconnues comme Ivoiriennes.
L’ivoirité : le tournant politique des années 1990
La crise s’aggrave dans les années 1990 avec l’introduction du concept controversé d’“ivoirité”, popularisé sous la présidence d’Henri Konan Bédié. Ce concept visait officiellement à affirmer une identité culturelle nationale, mais il a surtout servi à exclure certains candidats politiques – notamment Alassane Ouattara – en les accusant de ne pas être “Ivoiriens à 100%”. L’ivoirité a profondément divisé le pays, exacerbé les tensions communautaires, et marginalisé une grande partie de la population nordiste, souvent perçue comme « étrangère ».
Une crise au cœur de la guerre civile
La question de la nationalité fut l’un des déclencheurs principaux de la crise politico-militaire de 2002. Les rebelles, regroupés au sein des Forces Nouvelles, exigeaient notamment une meilleure prise en compte des populations du Nord, souvent victimes de discrimination et d’exclusion politique. Le conflit a débouché sur une partition de fait du pays entre le nord et le sud pendant plusieurs années.
Les Accords de paix et les tentatives de résolution
Divers accords de paix (Marcoussis en 2003, Ouagadougou en 2007) ont tenté d’apporter des solutions à la crise, notamment par la délivrance d’actes de naissance et de cartes d’identité à ceux qui en étaient privés. Le programme d’identification des populations a connu de nombreux retards, obstacles logistiques, et accusations de fraudes. Ce processus a toutefois permis à plusieurs millions de personnes d’obtenir des papiers d’identité et d’exercer leur droit de vote.
La crise post-électorale de 2010 : le poids du passé
La présidentielle de 2010, censée tourner la page des années de crise, a été marquée par un regain de tensions autour des listes électorales, jugées non transparentes par certains partis. L’affrontement entre Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara, tous deux revendiquant la victoire, a replongé le pays dans une violence sanglante, faisant plus de 3 000 morts. Là encore, la question de la légitimité nationale et électorale était au cœur du conflit.
Où en est-on aujourd’hui ?
Sous la présidence d’Alassane Ouattara, des efforts ont été faits pour clarifier le cadre juridique de la nationalité et faciliter les procédures de naturalisation. En 2013, une loi permettait aux personnes nées en Côte d’Ivoire de parents étrangers d’obtenir plus facilement la nationalité ivoirienne, mais elle n’a été effective que pour une période limitée. Malgré ces avancées, des milliers de personnes restent encore aujourd’hui dans une zone grise juridique, sans papiers ou avec une nationalité contestée, vivant dans la peur de l’exclusion.
Un défi pour la réconciliation nationale
La crise de la nationalité en Côte d’Ivoire n’est pas seulement juridique : elle est sociale, culturelle, et profondément politique. Elle pose la question de ce que signifie être Ivoirien dans un pays historiquement multiculturel, traversé par des migrations internes et externes. La réconciliation nationale ne pourra être complète sans une inclusion pleine et entière de toutes les composantes de la population et une réforme durable du droit de la nationalité.
Conclusion : La Côte d’Ivoire doit tourner la page de décennies d’exclusion en refondant sa conception de la citoyenneté sur des principes d’inclusion, de justice et de reconnaissance des identités plurielles. Ce n’est qu’au prix d’un vrai dialogue national que le pays pourra guérir les plaies du passé et bâtir un avenir stable et uni.